Dragon, vous avez dit Dragon ?
Je ne veux pas parler ici du Dragon.
Peut paraitre bien prétentieux qui oserait parler de ce quillard sur lequel tout a sans doute été dit avec talent et compétence, et ceci dans toutes les langues du monde. Dessiné en 1929 par Johan Anker, ce voilier de 8,90 mètres et d’une tonne sept a été conçu pour être à la portée de tous les budgets de l’époque ; il continue de se construire aujourd’hui chez Borresen ou encore avec le nouveau V6 de Petticrows en particulier ; son succès fut tel qu’il demeura série olympique de 1948 à 1972. Et si vous savez échapper à la course à l’armement et ses trente-deux réglages possibles, il s’agit d’un voilier simple, sain et… magnifique de lignes.
Pour en avoir acquis une unité voici près de 20 ans, je ne peux que reprendre la formule qui me parait bien le résumer depuis des années : débutant à la voile le Dragon vous pardonnera toutes les erreurs, excellent barreur il ne vous en pardonnera aucune.
Je ne veux pas parler du Dragon, car dans cette série qui fête cette année ses 90 ans et dont la production se poursuit, il se dit qu’à Douarnenez, San Remo ou Cascais, chaque année lors des grands prix qui lui sont réservés, figurent dans les vingt premiers, souvent comme simple équipier, les champions olympiques ou mondiaux d’autres séries, tant y est élevé le niveau de compétition. Et de fait, têtes couronnées, têtes médiatisées et têtes enflées prennent bien souvent à son bord de salutaires leçons de modestie.
Que dire si je ne veux pas en parler ? J’ai découvert cette série avec Bernard Serret ; je faisais équipe avec ses deux aînés ; nous naviguions sur un Dragon bleu marine, le numéro F 162, fabriqué comme les deux précédents chez Bonnin à Arcachon pour le futur Président du Yacht Club de l’Odet : Championnat de France à Bénodet avec en compétition « papy Sence », cette locution marquant le respect, Pierre Paul Heckly qui reviendra à l’YCO comme Président du Yacht club de France, régates en rade de Brest …
Étant un peu moins rapide que les unités sorties des chantiers Borresen, nous tentions notre chance de notre côté par des bords un peu isolés du gros de la flotte lorsqu’un soir le père Thézé, Dragon « Coq Rouge » et caractère brestois, vint voir Michel Serret et lui dit : « Petit, en Dragon, on ne va pas tout seul à la pêche ! » A partir de ce jour-là nous fumes marqués de près et donc souvent dépassés par les dragons Borresen les plus récents.
Ne rien dire alors que bien des années plus tard j’ai aimé plus que tout barrer ce fin voilier précis et si délicat dans ses réglages. Jamais je n’aurais osé exprimer un avis jusqu’à ce jour, où lisant le commentaire avisé d’un copain architecte naval souvent venu à la Belle Plaisance, je découvris ce que j’avais notamment perçu moi-même : point n’était nécessaire d’abattre pour gagner de la vitesse, serrer au plus près du vent restant une des caractéristiques du Dragon. Par force trois à quatre, les vagues en épousant ses lignes d’eau, m’ont donné souvent l’impression d’être taillées pour le voilier et non le contraire : elles se courbent sous l’étrave pour s’épanouir sans remous sous le tableau arrière.
Se taire donc sans parler de cette étrange confrérie de passionnés qui fait que vous êtes toujours aussitôt adopté comme l’un des leurs par les dragonistes lorsque vous pénétrez dans les clubs nautiques les plus huppés du monde, lieux où le plus souvent on ne vous jette qu’un regard condescendant. J’ai un jour croisé Yves Thézé sur un quai de Deauville, il y était venu à 85 ans courir une régate de dragons. Il portait de larges lunettes de soleil et s’était tartiné le visage d’une crème qui le rendait rose comme un bébé. Alors que je prenais des nouvelles de sa santé, il me dit : « Tu vois, fils, je suis de plus en plus seul ; en vieillissant on perd beaucoup d’amis. Peut-être, n’ont-ils pas fait assez de Dragon ? »
Il y aurait tant à dire sans parler directement du Dragon, « voilier des rois, roi des voiliers ». Mais cela a sans doute déjà été fait avec talent.
Pascal Goachet, Ile Tudy, le 3 juillet 2019